Biographie
Mais tout ce qui était d'ordre régional ou folklorique était pour nous une source de moquerie et cela avait même été l'occasion de quelques repas de famille gâchés lorsque mon oncle sortait un disque de Gaston Rivière sous le rire narquois de ses neveux. Bien que toute ma famille soit originaire de Jenzat et des proches environs, je n'avais jamais entendu parler de l'histoire particulière et mythique de ce petit village. Ce fut avant tout le lieu chaleureux de mes vacances : mon oncle y tenait la ferme familiale et j'ai encore en mémoire les dernières grandes tablées de batteuse et l'odeur caractéristique des gros tracteurs diesels. J'étais très attiré par ce monde de la campagne. Mais point de vielle ni de cornemuse dans ce monde-là. Seulement une empreinte très forte de sons, d'odeurs et d'affection. Mon père était boulanger et jouait de la trompe de chasse ; mes premières émotions musicales sont là : mon père en maillot de corps jouant dans le fournil ; la St Hubert vichyssoise sonnant devant la boulangerie le 31 décembre à minuit. Un son pareil laisse des traces indélébiles, autant que la sirène des pompiers !
Le déclic s'est produit à l'écoute du disque "Printemps d'Auvergne" du cabrettaire Cantalien Louis Rispal, puis de 45 tours où Louis Jarraud du Limousin, jouait d'une cabrette avec chanterelle. Ce fut une véritable révélation, ce cri mélancolique m'a atteint profondément. J'ai très rapidement acquis une vielle de médiocre qualité et suis parti à la recherche d'une cabrette. Il fallait aller à Paris. Chez Hugon. Je l'ai rencontré dans son logement minuscule vers la gare de l'Est. Linge accroché devant les fenêtres donnant sur une cour intérieure serrée de près par les murs gris des immeubles avoisinants. J'étais loin de l'Auvergne et un peu choqué par les conditions de vie de l'auvergnat de Paris. Avec précaution, Hugon m'a sorti des poches de cabrettes pleines d'huile de pieds de boeuf. Il les cousait lui-même pendant les vacances puis les enveloppait dans de vieux journaux pour absorber l'excédent de produit. J'ouvrais de grands yeux. C'était pour moi la découverte d'une culture souterraine et menacée de disparition. Comme un archéologue il me fallait gratter, chercher, il y avait là quelque chose à sauver...la parole d'un père peut-être.
Dans un autre petit appartement parisien j'ai rencontré Rouquet, le compère de Hugon qui tournait les parties mélodiques des cabrettes. Avec cet instrument en Sol-Do, j'ai fait mes premiers pas dans la musique "traditionnelle". Je ne connaissais pas encore l'existence du mouvement folk français qui palpitait déjà dans les grandes villes françaises. Un jour, Roger Masson, venu jouer à la maison des jeunes de Vichy m'a parlé d'un folk club de Lyon: la Chanterelle. Très vite je m'y suis rendu. J'ai découvert là le monde chaleureux des Folk clubs, des amis musiciens et chanteurs qui jouaient déjà pour les fêtes diverses et les festivals. Rapidement, sous l'impulsion de Jean Blanchard, nous avons formé le groupe "La Bamboche". C'est au sein de ce groupe que j'ai commencé à faire de la "lutherie".
La gamme de la cabrette étant particulièrement non tempérée, j'ai dû l'ajuster pour pouvoir faire de la musique d'ensemble. J'avais pratiqué l'accordéon chromatique étant enfant, j'avais une formation musicale harmonique et tempérée et supportais difficilement les écarts de tempérament de la cabrette. Si la gamme d'un instrument soliste peut être très particulière, cela n'est pas le cas pour un instrument qui tient parfois des parties d’accompagnement. Avec des mèches de différents diamètres j'ai donc tempéré ce premier instrument, mais de nombreux problèmes de timbre et de stabilité subsistaient.
En faisant du collectage dans les monts du Cantal, j'ai rencontré un vieux cabrettaire, Salat, qui me parla d'un fabricant : Joseph Ruols. La rencontre avec Joseph fut déterminante. C'était un personnage original, entièrement habité par la musique de cabrette; il passait le plus clair de son temps dans les sous-sols de l'hôtel-restaurant du barrage du Brezou, à fabriquer des cabrettes de toutes tailles avec du buis ramassé aux alentours. Je suis par la suite revenu plusieurs fois au Brezou. J'y avais ma petite chambre avec une table et mon papier quadrillé et j'ai commencé à faire des relevés pour tenter de comprendre un peu mieux comment ces instruments fonctionnaient et comment j'allais pouvoir les adapter à mes besoins. Grâce à Joseph, je me suis initié à la fabrication. Je voulais aussi me faire une cornemuse irlandaise et c'est lui qui en a tourné les premiers éléments. J'ai aussi appris avec lui à faire des anches.
Lorsque nous avons décidé d'arrêter "La Bamboche" première formule, je me suis lancé dans la fabrication des cornemuses. Je venais de faire ma première cabrette et j’ai tout de suite été sollicité par la demande d’autres camarades musiciens. J'étais connu grâce à la Bamboche et je crois que j'avais déclenché un intérêt pour une autre manière de jouer de cet instrument. En particulier, je jouais avec un bourdon très tendu, la chanterelle, et un son pareil ne s'oublie pas ! Si le répertoire et la technique d'ornementation de la cabrette m'ont toujours beaucoup intéressé, le timbre trop caractéristique et la difficulté d'obtenir une gamme tempérée n'en faisaient pas l'instrument idéal pour les formations folk de l'époque. Je recherchais quelque chose de plus moderne, avec plus de possibilités musicales : stabilité, attaque, plus grand ambitus. Ayant joué dans les différents festivals, j'avais pu découvrir la grande variété des cornemuses anglaises, écossaises, irlandaises et le projet d’inventer un instrument "amélioré" à partir de la tradition du centre France m'excitait.
C'est au fil des collectes que je suis arrivé un jour, tout près de chez moi, chez Monsieur Becouze qui possédait encore la cornemuse de son père. C'était une musette Béchonnet, instrument totalement inconnu alors et tombé en désuétude après la mort de son fabricant en 1900. Immédiatement cet instrument m'a fasciné par sa très belle facture, son alimentation par un soufflet, et surtout ses 3 bourdons équipés de leurs anches à lamelles de laiton rapportées. Le hautbois présentait des trous de jeu de diamètres proportionnés à la perce intérieure comme sur les cornemuses écossaises, et ce détail a son importance car à ce moment-là nous étions tous amoureux de l’ Irlande, de l’Angleterre. Nous rêvions des pubs et de ce rapport à la musique, si chaleureux et simple que l'on y trouve. Nous écoutions Planxty, les Boys of the lough, les High Level Ranters. La présence de bourdons dans la musique était pour nous le signe indubitable d'une authenticité retrouvée; et grâce à cet accompagnement fondamental, nous communiquions avec des logiques antérieures et en même temps nouvelles pour nos oreilles habituées aux harmonies tonales de la guitare.
Comme la tradition de jeu de la musette Béchonnet avait complètement disparue, le champ était libre et je n'étais pas non plus freiné dans ma démarche par un trop grand respect de l'instrument ancien. Si la cabrette était un instrument dont tous les paramètres étaient fixés par la tradition : doigtés, vibratos, répertoire, perces (et ce fut une très bonne école que de respecter ces impératifs), autant la cornemuse Béchonnet m'offrait un espace de liberté et de recherches. Je pouvais l'investir de toutes les attentes du monde musical auquel j'appartenais. A partir de ce modèle de base j'ai poussé l'étendue de la gamme jusqu'à la quarte supérieure, ajusté la tierce majeure, percé un trou supplémentaire pour la tierce mineure et abaissé la sous-fondamentale au ton entier pour la rendre utilisable harmoniquement (elle est traditionnellement entre le ton et le demi-ton pour des raisons acoustiques bien précises).
Comme de nombreux luthiers qui se sont lancés dans la fabrication des instruments anciens, je n'avais aucune formation en facture instrumentale, aucune notion des problèmes innombrables et interdépendants que pose la réalisation des instruments à anches doubles. Je crois que je ne m'y serais pas aventuré en connaissance de cause. Il y fallait une foi aveugle et juvénile. Bien sûr je n'était pas seul. Je me trouvais au centre de tout un réseau d'amitiés, sollicité par des musiciens comme Jean Blanchard, Eric Montbel, Philippe Prieur, Frédéric Paris, tous porteurs de projets musicaux et discographiques. J'étais sous une pression constante. Heureusement, j'avais rencontré Rémy Dubois, qui s'était mis à fabriquer des cornemuses avant moi. Il habitait la Belgique et dans ce pays les cornemuses Breugeliennes connaissaient un fort renouveau. Grâce à une iconographie abondante et à partir de hautbois de cornemuses françaises, Hubert Boone et Rémy en avaient construit les premiers modèles.
Rémy et moi avons beaucoup échangé, nous nous sommes soutenus, stimulés, entraidés et les orientations actuelles de la facture des cornemuses sont entièrement issues de cette collaboration. Nous avons eu toutes les peines du monde pour éliminer les problèmes acoustiques générés par ces nouvelles orientations qui défiaient les choix opérés par la tradition : instabilité des bourdons au passage à l'octave, doigtés de fourche trop hauts, mauvais vibratos, timbre plus agressif, défauts de justesse à l'octave supérieure, instabilité de certains degrés de l'échelle ...
Après la mise au point de cette première tonalité 16 pouces Sol-Do bien adaptée au jeu avec l'accordéon diatonique, j'ai travaillé sur une tonalité plus grave 20 pouces Ré-Sol pour permettre le jeu en couple avec la vielle. A ce moment-là nous ne connaissions pas encore les grandes cornemuses incrustées dont parlait G. Sand et mes premiers modèles ont été conçus par extrapolation mathématique des 16 pouces. C'est avec un de ces modèles que nous avons enregistré un disque qui a vraiment dynamisé la pratique du couple vielle/cornemuse: Vielleux du Bourbonnais en 1981. A la suite de ce prototype, différents modèles ont vu le jour. Chaque détail de l'instrument fut l'objet d'un dialogue constant avec les musiciens en fonction des choix musicaux qui s'élaboraient : doigté ouvert ou fermé, sous-fondamentale au demi ton ou au ton entier, facilité de passage à l'octave. A chaque fois le choix du luthier a des conséquences sur la musique et son évolution. Il est constamment confronté aux exigences des musiciens qui aimeraient pouvoir faire fi de la résistance des matériaux et des lois physiques.
Plus tard l'invention des anches synthétiques a permis de donner une bien plus grande fiabilité à ces instruments ; en effet leurs possibilités musicales élargies en rendaient le réglage plus délicat et l'utilisation du roseau devint impossible sur des instruments à souffle humide. Il me semble qu'aujourd'hui les cornemuses du centre-France ont atteint un nouvel état d'équilibre et que les conditions sont réunies pour que le milieu musical continue de développer, inventer et bricoler une tradition qui n'a jamais cessé d'être en mouvement.